Entretien avec Thibaut Gress, professeur de philosophie en Hypokhâgne et Khâgne
12-05-2025
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, Thibaut Gress est professeur de philosophie, agrégé et docteur en philosophie, spécialiste de la période classique.
Il a publié de nombreux ouvrages sur Descartes, ainsi qu’une édition des œuvres philosophiques complètes de Spinoza.
Thibaut Gress enseigne la philosophie en khâgne avec exigence et rigueur, transmettant à ses étudiants le goût du raisonnement précis et de la pensée approfondie.
Sa pédagogie s’appuie sur une lecture fine des grands textes de la tradition, qu’il met en perspective avec les problématiques contemporaines. Il forme les élèves à l’autonomie intellectuelle, à la clarté conceptuelle et à la solidité argumentative.
En CPGE, j’enseigne depuis 2019 en khâgne (spécialité), et depuis 2022 en hypokhâgne. De 2008 à 2019, j’étais professeur en Terminale, et chargé de cours à l’Université depuis 2014.
Qu’est-ce qui vous a poussé à enseigner la philosophie en prépa, et quel aspect de l’enseignement vous passionne particulièrement ?
Etant moi-même passé par les classes préparatoires littéraires, j’ai toujours souhaité y enseigner car ce cadre m’avait beaucoup séduit lorsque j’y avais étudié. La relation très suivie entre les professeurs et les étudiants permet de faire progresser ces derniers, tout comme la continuité des cours sur des périodes relativement longues permet de construire des cours cohérents et formateurs. J’aime dans l’enseignement essayer de faire comprendre que ce qui importe n’est pas tant la capacité à émettre une idée qu’à argumenter celle-ci et à proposer des arguments rationnels pour défendre ce que l’on dit. La construction d’une argumentation est à mes yeux l’élément essentiel que doit transmettre l’enseignement philosophique.
Quelles sont, selon vous, les qualités essentielles d’un bon professeur de philosophie en CPGE ?
Clair, rationnel, précis dans les définitions et les arguments. Il est essentiel de savoir reformuler de différentes manières, de varier les manières de dire car chaque étudiant a une manière propre de comprendre. Une même idée et un même argument pouvant se formuler sous différents angles, il est essentiel de jouer sur cette pluralité de formulations pour accrocher la singularité de chaque étudiant.
Questions sur la méthode et l’approche pédagogique :
Y a-t-il une méthode particulière que vous appliquez dans vos cours de philosophie ? Si oui, comment la définissez-vous ?
La méthode est d’abord l’exigence de clarté ; la philosophie aborde des thématiques qui paraissent difficiles, dans un vocabulaire qui peut dérouter ; l’enjeu d’un cours consiste donc à expliquer pourquoi un vocabulaire technique est requis, et comment ce vocabulaire ne peut être compris qu’à partir des arguments construits par les philosophes. La méthode consiste à fuir la gratuité, et à chercher la justification rationnelle de ce qui est avancé.
Dans un cadre aussi exigeant que les CPGE, comment réussissez-vous à rendre la philosophie accessible tout en maintenant une exigence intellectuelle élevée ?
Rendre la philosophie accessible, c’est faire comprendre qu’un énoncé intellectuel n’a de sens que dans un raisonnement global : il convient donc d’habituer les étudiants à ne pas isoler une affirmation ou une thèse afin de leur faire comprendre que tout discours authentiquement philosophique est le long et patient déroulement de principes, d’arguments et de conséquences. Dès que l’on commence à isoler une affirmation ou une citation, on perd le fil et l’on tombe dans l’affirmation gratuite. Faire sentir qu’une pensée est organique, tel est l’enjeu. Ainsi, les étudiants qui apprennent par cœur des citations et qui les récitent sans les restituer dans un sens argumentatif global s’égarent ; cela ne sert à rien, car une citation ne se suffit pas à elle-même : elle n’est pas une preuve ni un argument d’autorité.
Comment préparez-vous vos élèves aux épreuves philosophiques des concours, notamment en ce qui concerne la dissertation et l’épreuve de commentaire de texte ?
En montrant que la méthode ne doit pas être un totem ni une source d’inquiétude. Comme tout le reste, elle n’est jamais qu’une manière de rendre explicites les exigences de la raison. Raisonner, c’est tout simplement définir clairement les termes qu’on utilise, refuser l’incohérence et construire logiquement les enchaînements afin d’éviter la juxtaposition arbitraire. La méthode ne dit rien d’autre que cela : définir, justifier, déduire. Respecter la méthode, c’est respecter l’exigence rationnelle.
Quels sont les défis que vous rencontrez dans l’enseignement de la philosophie en prépa, et comment les surmontez-vous ?
Les défis sont nombreux et peuvent sembler contradictoires en un premier temps : il convient de faire comprendre aux étudiants qu’ils ont besoin de connaître le cours bien que la récitation du cours ne soit jamais l’objet d’une dissertation ; il faut savoir faire du cours un simple outil et non une fin en soi. Il convient également d’aider les étudiants à utiliser au mieux la langue française, à utiliser ses subtilités syntaxiques et sa richesse lexicale, ce qui suppose parfois de d’abord travailler la langue avant de travailler la philosophie. Un autre élément décisif est l’utilisation des exemples qu’ils doivent emprunter à leur culture générale (littérature, histoire, etc.) Ils ne se rendent pas compte qu’après sept années de collège et lycée, ils ont acquis une série de connaissances qu’ils peuvent réutiliser pour illustrer leurs copies ; certes un exemple n’est pas un argument mais un exemple bien soigné peut donner un effet de réel à une dissertation et montrer que les années antérieures ont été fécondes. C’est essentiel de montrer à l’institution ce qu’elle a apporté durant toutes ces années !
Questions sur les enjeux de la philosophie en CPGE :
Quels sont, selon vous, les principaux enjeux auxquels font face les élèves de philosophie en CPGE à l’issue des deux années ?
D’abord et avant tout, cela les force à améliorer la maîtrise de la langue. L’enjeu de la philosophie, comme le disent bien des professeurs, consiste d’abord à bien parler, à employer le mot juste et la justification exacte. En outre, il leur faut comprendre que la philosophie ne consiste pas à exprimer une idée spontanée, mais à construire rationnellement une argumentation ; le culte de la spontanéité et sa confusion avec l’émission d’une pensée créent un contresens sur la philosophie : philosopher ce n’est pas avoir des idées, c’est pouvoir les justifier. Le second enjeu réside donc dans la construction d’un discours conforme à la raison. Mais est-il différent du premier ? Après tout, les Grecs utilisaient le terme logos pour nommer autant le langage que la raison…
Comment la philosophie en CPGE aide-t-elle à la formation intellectuelle des étudiants au-delà des concours ?
Il me semble que la philosophie apprend à ne jamais accepter un discours gratuit et à développer un amour pour la justification et l’argumentation. Elle permet également de développer l’exigence du mot précis, du mot juste. Il est vrai toutefois que certains philosophes contemporains ont fait dévier la philosophie et se paient de mots, ce qui est un risque majeur de la philosophie (Platon critiquait déjà les sophistes). L’enjeu est donc à la fois de manier le langage sans en faire un outil de tromperie ni même de jeu, car rien n’est pire que de se payer de mots – et il est vrai que certains « philosophes » peuvent y conduire.
Questions plus spécifiques sur le concours de philosophie de l’ENS :
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant qui se prépare à ce concours, tant sur le plan méthodologique que sur le plan personnel ?
Avant tout, il faut prendre soin du corps – dormir, manger régulièrement, pratiquer une activité sportive ; il faut éviter la surchauffe de l’esprit. Platon n’envisageait pas la philosophie sans le gymnase où étaient formés les corps. Les cpge réclament une grande quantité de travail mais si le corps est épuisé ou non entretenu, l’esprit ne suivra pas. En outre, il faut toujours se rappeler que les études ne commencent pas après le bac ; les étudiants ont déjà connu cinq ans d’école primaire, quatre de collège et trois de lycée. Ils y ont appris mille choses auxquelles ils doivent prêter attention. Ce ne sont pas des feuilles vierges et même si la manière d’enseigner l’histoire ou la littérature change dans les études supérieures, le matériau, lui, reste le même. Donc mon second conseil consiste à ficher les cours de lycée, en histoire, en littérature, en sciences aussi. La philosophie ne parle pas de choses théoriques ; elle parle de la réalité sous une forme conceptuelle, et cette réalité a été apprise dans les années antérieures ; c’est faute de se rappeler cette réalité que les étudiants trouvent souvent la philosophie trop « abstraite ».
En tant qu’enseignant, quelle est votre vision des concours en philosophie en général ? Sont-ils un bon reflet des compétences acquises en classe ?
Oui ; ils imposent une maîtrise de la langue, une construction de problèmes conceptuels et une résolution rationnelle. Ils imposent de construire une pensée, et pas simplement d’exposer. A cet égard, ils sont formateurs et utiles. Bien sûr, ils ont une dimension rhétorique et privilégient peut-être de manière excessive la formulation de « paradoxes », Saint Graal des problématiques en philosophie. Cette habileté rhétorique peut agacer mais l’essentiel est de savoir en sortir et de ne pas croire qu’une œuvre philosophique consiste à reproduire sans fin de tels paradoxes qui ne sont jamais qu’un jeu de l’esprit codifié.
Il a publié de nombreux ouvrages sur Descartes, ainsi qu’une édition des œuvres philosophiques complètes de Spinoza.
Thibaut Gress enseigne la philosophie en khâgne avec exigence et rigueur, transmettant à ses étudiants le goût du raisonnement précis et de la pensée approfondie.
Sa pédagogie s’appuie sur une lecture fine des grands textes de la tradition, qu’il met en perspective avec les problématiques contemporaines. Il forme les élèves à l’autonomie intellectuelle, à la clarté conceptuelle et à la solidité argumentative.
Entretien
Depuis combien de temps enseignez-vous la philosophie et quelles classes avez-vous suivies au cours de votre carrière en prépa ?En CPGE, j’enseigne depuis 2019 en khâgne (spécialité), et depuis 2022 en hypokhâgne. De 2008 à 2019, j’étais professeur en Terminale, et chargé de cours à l’Université depuis 2014.
Qu’est-ce qui vous a poussé à enseigner la philosophie en prépa, et quel aspect de l’enseignement vous passionne particulièrement ?
Etant moi-même passé par les classes préparatoires littéraires, j’ai toujours souhaité y enseigner car ce cadre m’avait beaucoup séduit lorsque j’y avais étudié. La relation très suivie entre les professeurs et les étudiants permet de faire progresser ces derniers, tout comme la continuité des cours sur des périodes relativement longues permet de construire des cours cohérents et formateurs. J’aime dans l’enseignement essayer de faire comprendre que ce qui importe n’est pas tant la capacité à émettre une idée qu’à argumenter celle-ci et à proposer des arguments rationnels pour défendre ce que l’on dit. La construction d’une argumentation est à mes yeux l’élément essentiel que doit transmettre l’enseignement philosophique.
Quelles sont, selon vous, les qualités essentielles d’un bon professeur de philosophie en CPGE ?
Clair, rationnel, précis dans les définitions et les arguments. Il est essentiel de savoir reformuler de différentes manières, de varier les manières de dire car chaque étudiant a une manière propre de comprendre. Une même idée et un même argument pouvant se formuler sous différents angles, il est essentiel de jouer sur cette pluralité de formulations pour accrocher la singularité de chaque étudiant.
Questions sur la méthode et l’approche pédagogique :
Y a-t-il une méthode particulière que vous appliquez dans vos cours de philosophie ? Si oui, comment la définissez-vous ?
La méthode est d’abord l’exigence de clarté ; la philosophie aborde des thématiques qui paraissent difficiles, dans un vocabulaire qui peut dérouter ; l’enjeu d’un cours consiste donc à expliquer pourquoi un vocabulaire technique est requis, et comment ce vocabulaire ne peut être compris qu’à partir des arguments construits par les philosophes. La méthode consiste à fuir la gratuité, et à chercher la justification rationnelle de ce qui est avancé.
Dans un cadre aussi exigeant que les CPGE, comment réussissez-vous à rendre la philosophie accessible tout en maintenant une exigence intellectuelle élevée ?
Rendre la philosophie accessible, c’est faire comprendre qu’un énoncé intellectuel n’a de sens que dans un raisonnement global : il convient donc d’habituer les étudiants à ne pas isoler une affirmation ou une thèse afin de leur faire comprendre que tout discours authentiquement philosophique est le long et patient déroulement de principes, d’arguments et de conséquences. Dès que l’on commence à isoler une affirmation ou une citation, on perd le fil et l’on tombe dans l’affirmation gratuite. Faire sentir qu’une pensée est organique, tel est l’enjeu. Ainsi, les étudiants qui apprennent par cœur des citations et qui les récitent sans les restituer dans un sens argumentatif global s’égarent ; cela ne sert à rien, car une citation ne se suffit pas à elle-même : elle n’est pas une preuve ni un argument d’autorité.
Comment préparez-vous vos élèves aux épreuves philosophiques des concours, notamment en ce qui concerne la dissertation et l’épreuve de commentaire de texte ?
En montrant que la méthode ne doit pas être un totem ni une source d’inquiétude. Comme tout le reste, elle n’est jamais qu’une manière de rendre explicites les exigences de la raison. Raisonner, c’est tout simplement définir clairement les termes qu’on utilise, refuser l’incohérence et construire logiquement les enchaînements afin d’éviter la juxtaposition arbitraire. La méthode ne dit rien d’autre que cela : définir, justifier, déduire. Respecter la méthode, c’est respecter l’exigence rationnelle.
Quels sont les défis que vous rencontrez dans l’enseignement de la philosophie en prépa, et comment les surmontez-vous ?
Les défis sont nombreux et peuvent sembler contradictoires en un premier temps : il convient de faire comprendre aux étudiants qu’ils ont besoin de connaître le cours bien que la récitation du cours ne soit jamais l’objet d’une dissertation ; il faut savoir faire du cours un simple outil et non une fin en soi. Il convient également d’aider les étudiants à utiliser au mieux la langue française, à utiliser ses subtilités syntaxiques et sa richesse lexicale, ce qui suppose parfois de d’abord travailler la langue avant de travailler la philosophie. Un autre élément décisif est l’utilisation des exemples qu’ils doivent emprunter à leur culture générale (littérature, histoire, etc.) Ils ne se rendent pas compte qu’après sept années de collège et lycée, ils ont acquis une série de connaissances qu’ils peuvent réutiliser pour illustrer leurs copies ; certes un exemple n’est pas un argument mais un exemple bien soigné peut donner un effet de réel à une dissertation et montrer que les années antérieures ont été fécondes. C’est essentiel de montrer à l’institution ce qu’elle a apporté durant toutes ces années !
Questions sur les enjeux de la philosophie en CPGE :
Quels sont, selon vous, les principaux enjeux auxquels font face les élèves de philosophie en CPGE à l’issue des deux années ?
D’abord et avant tout, cela les force à améliorer la maîtrise de la langue. L’enjeu de la philosophie, comme le disent bien des professeurs, consiste d’abord à bien parler, à employer le mot juste et la justification exacte. En outre, il leur faut comprendre que la philosophie ne consiste pas à exprimer une idée spontanée, mais à construire rationnellement une argumentation ; le culte de la spontanéité et sa confusion avec l’émission d’une pensée créent un contresens sur la philosophie : philosopher ce n’est pas avoir des idées, c’est pouvoir les justifier. Le second enjeu réside donc dans la construction d’un discours conforme à la raison. Mais est-il différent du premier ? Après tout, les Grecs utilisaient le terme logos pour nommer autant le langage que la raison…
Comment la philosophie en CPGE aide-t-elle à la formation intellectuelle des étudiants au-delà des concours ?
Il me semble que la philosophie apprend à ne jamais accepter un discours gratuit et à développer un amour pour la justification et l’argumentation. Elle permet également de développer l’exigence du mot précis, du mot juste. Il est vrai toutefois que certains philosophes contemporains ont fait dévier la philosophie et se paient de mots, ce qui est un risque majeur de la philosophie (Platon critiquait déjà les sophistes). L’enjeu est donc à la fois de manier le langage sans en faire un outil de tromperie ni même de jeu, car rien n’est pire que de se payer de mots – et il est vrai que certains « philosophes » peuvent y conduire.
Questions plus spécifiques sur le concours de philosophie de l’ENS :
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant qui se prépare à ce concours, tant sur le plan méthodologique que sur le plan personnel ?
Avant tout, il faut prendre soin du corps – dormir, manger régulièrement, pratiquer une activité sportive ; il faut éviter la surchauffe de l’esprit. Platon n’envisageait pas la philosophie sans le gymnase où étaient formés les corps. Les cpge réclament une grande quantité de travail mais si le corps est épuisé ou non entretenu, l’esprit ne suivra pas. En outre, il faut toujours se rappeler que les études ne commencent pas après le bac ; les étudiants ont déjà connu cinq ans d’école primaire, quatre de collège et trois de lycée. Ils y ont appris mille choses auxquelles ils doivent prêter attention. Ce ne sont pas des feuilles vierges et même si la manière d’enseigner l’histoire ou la littérature change dans les études supérieures, le matériau, lui, reste le même. Donc mon second conseil consiste à ficher les cours de lycée, en histoire, en littérature, en sciences aussi. La philosophie ne parle pas de choses théoriques ; elle parle de la réalité sous une forme conceptuelle, et cette réalité a été apprise dans les années antérieures ; c’est faute de se rappeler cette réalité que les étudiants trouvent souvent la philosophie trop « abstraite ».
En tant qu’enseignant, quelle est votre vision des concours en philosophie en général ? Sont-ils un bon reflet des compétences acquises en classe ?
Oui ; ils imposent une maîtrise de la langue, une construction de problèmes conceptuels et une résolution rationnelle. Ils imposent de construire une pensée, et pas simplement d’exposer. A cet égard, ils sont formateurs et utiles. Bien sûr, ils ont une dimension rhétorique et privilégient peut-être de manière excessive la formulation de « paradoxes », Saint Graal des problématiques en philosophie. Cette habileté rhétorique peut agacer mais l’essentiel est de savoir en sortir et de ne pas croire qu’une œuvre philosophique consiste à reproduire sans fin de tels paradoxes qui ne sont jamais qu’un jeu de l’esprit codifié.